Un des grands moments de la 2° journée de Beecome 2021 était l’intervention du Professeur Martin Giurfa. Pour qui ne connaît pas encore ce scientifique de renommée internationale, il est professeur de neurosciences à l’Université de Toulouse et a créé le Centre de Recherche sur la Cognition Animale au CNRS. Il est reconnu en particulier pour ses travaux sur la compréhension des mécanismes neuronaux chez l’abeille mellifère, en particulier les principes de base de l’apprentissage et de la mémoire. On peut vraiment dire qu’il est un pionnier de la recherche sur les abeilles mellifères. Ses travaux ont changé notre perception des abeilles. Comme il l’a rappelé hier, il est important aujourd’hui de « changer notre relation à notre environnement, changer la conscience que nous avons des insectes et des animaux en général ». Les abeilles sont pour lui des animaux fascinants et « plus on cherche, plus elles deviennent fascinantes » dit-il. Cette passion était palpable durant sa conférence. En dépit des écrans et des canaux numériques, il a transmis avec brio un savoir pas si simple à vulgariser.
Martin Giurfa et son équipe s’intéressent de très près aux phéromones, des composés biochimiques imperceptibles qui permettent une communication silencieuse. Martin Giurfa a rappelé que le terme « phéromone » a été inspiré des travaux de Dietrich Schneider sur l’attraction sexuelle chez Bombix mori, le Bombix du murier, bien connu pour les vers à soie. Les phéromones sont généralement composées d’un mélange de molécules chimiques présentes dans des proportions variables et émises dans l’environnement par les glandes exocrines animales pour produire des échanges d’information destinés aux membres d’une même espèce (Karlsson&Lüscher, 1959). Les réponses déclenchées par les phéromones ne demandent a priori aucun apprentissage. Elles sont, selon cette définition, prévisibles et innées.
Chez l’abeille mellifère, les phéromones sont émises par plusieurs glandes et permettent à cet animal social une communication sophistiquée.
Cette sophistication permet d’envisager une série de questionnements qui fondent les recherches de l’équipe de Martin Giurfa:
- Les phéromones peuvent-elles avoir un rôle au-delà de la communication intraspécifique?
- Peuvent-elles agir comme modulateurs de comportements qui ne sont pas forcément liés à leur contenu informationnel ?
- Les phéromones peuvent-elles affecter la réactivité à la récompense et à la punition, affectant ainsi des états motivés ?
- Peuvent-elles ainsi affecter les performances d’apprentissage et de mémoire ?
En d’autres termes, l’exposition aux phéromones modifie-t-elle la capacité d’apprentissage et de mémoire des abeilles ? La question est fascinante en soi et permet de mesurer les progrès humain dans la perception de l’insecte…
Nous passerons sur la batterie de tests faits sur les abeilles pour mesurer le fait que les phéromones modulent la réactivité aux récompenses et l’apprentissage non associatif chez les abeilles mellifères (Baracchi, D., Devaud, J. M., d’Ettorre, P., & Giurfa, M. (2017). Pheromones modulate reward responsiveness and non-associative learning in honey bees. Scientific reports, 7(1), 1-9.).
Nous vous épargnerons également les détails qui prouvent que les phéromones modulent la réactivité à un stimulus nocif chez les abeilles mellifères (Rossi, N., d’Ettorre, P., & Giurfa, M. (2018). Pheromones modulate responsiveness to a noxious stimulus in honey bees. Journal of Experimental Biology, 221(5), jeb172270). Nous passons directement aux conclusions présentées par Martin Giurfa:
- Les phéromones ont la capacité de modifier la sensibilité aux stimuli de renforcement, qu’ils soient appétitifs ou aversifs.
- Selon qu’elles soient appétitives ou aversives, les phéromones augmentent ou diminuent la sensibilité à la récompense et à la punition ; les phéromones indésirables augmentent la réactivité à la punition tandis que la phéromone appétitive augmente la réactivité à la récompense.
- Un tel changement se produit et s’exprime lorsque la phéromone n’est plus présente, révélant ainsi un effet persistant à long terme.
- Les phéromones « préparent » en quelque sorte les abeilles à répondre de manière appropriée aux stimuli pertinents qu’elles vont rencontrer.
Une étude récente montre que « les phéromones affectent la motivation et induisent une modulation persistante de l’apprentissage associatif et de la mémoire chez les abeilles mellifères » (Baracchi, D., Cabirol, A., Devaud, J. M., Haase, A., d’Ettorre, P., & Giurfa, M. (2020). Pheromone components affect motivation and induce persistent modulation of associative learning and memory in honey bees. Communications biology, 3(1), 1-9).
L’avancée de la connaissance est notable! On peut donc considérer que:
- Les phéromones ont la capacité de modifier l’apprentissage et la mémoire des substances odorantes qui ne sont pas liées au message phéromonal lui-même. De tels changements sont persistants et exprimés lorsque les phéromones ne sont plus présentes dans l’environnement de l’abeille.
- Les phéromones améliorent ou altèrent l’apprentissage et la mémoire.
- Les phéromones « préparent » en quelque sorte les abeilles à apprendre et à mémoriser de manière appropriée et persistante des situations pertinentes « en accord » avec le message phéromonal perçu précédemment.
Certains changements sont opérés dans le cerveau de l’abeille par les phéromones. Les phéromones changent la perception du saccharose mais ne changent pas la perception des odeurs « apprises ».
Nous pouvons donc dire, après cette conférence de Martin Giurfa, que les phéromones sont bien plus que des messages biochimiques réduits à des scenarii de communication. Ils modulent la réactivité et la sensibilité à des stimuli tels que la récompense et la punition. Cela se traduit par une modulation de l’apprentissage et de la formation de la mémoire. Ces changements persistent dans le temps et s’expriment même lorsque les phéromones ont disparu. Les phéromones jouent donc un rôle clé dans l’acquisition des connaissances chez les abeilles mellifères.
Ceci marque un palier dans la connaissance du potentiel cognitif de l’abeille mellifère. Plus que jamais, nous nous devons de rester humble face à cet insecte surprenant et, comme l’a rappelé Martin Giurfa en répondant aux questions des participants hier, « nous devons considérer et traiter les abeilles de manière différente ».