Fin des dérogations pour la création et l’utilisation de semences enrobées de néonicotinoïdes

      Commentaires fermés sur Fin des dérogations pour la création et l’utilisation de semences enrobées de néonicotinoïdes

Ce jeudi dernier (19 janvier 2023), la Cour européenne de justice a tranché via un arrêt et jugé comme non-légales les dérogations utilisées pour l’utilisation et la création de semences enrobées de néonicotinoïdes. Cet arrêt remue la presse, les cultivateurs, les apiculteurs, les défenseurs de la biodiversité,… mais que signifie-t-il réellement ? Quelle sont les conséquences de cet arrêt sur l’utilisation générale des pesticides et plus particulièrement des néonicotinoïdes ? Cet article revient sur le contexte général et tente de répondre à ces interrogations.

Législation sur la mise sur le marché des produits phytosanitaires

Procédure de mise sur le marché 

La mise sur le marché des produits phytosanitaires est fortement régie par la loi. Avant d’être autorisé sur le marché, tout produit phytosanitaire doit passer une série de tests en laboratoire et en conditions de terrain afin de vérifier sa conformité. Plus d’informations sont disponibles dans un article sorti précédemment sur butine.info. Une fois autorisés sur le marché, il est tout à fait possible que ces produits en soient retirés suite à une réévaluation négative de leur impact sur l’environnement.  

Le système de dérogation

Lorsqu’un produit phytosanitaire n’est plus autorisé sur le marché, il est tout de même possible de l’utiliser en faisant appel à un système de dérogations. Ce dernier autorise l’utilisation de produits interdits sous certaines conditions et plus précisément « dans des conditions urgentes lorsqu’aucune autre alternative non chimique n’est possible »  comme stipulé dans l’article 53 du règlement (CE) no 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.

Plus précisément, la Directive Européenne 1107/2009 concernant  la  mise  sur  le  marché  des  produits  phytopharmaceutiques indique le paragraphe suivant à l’article 53 (Situations  d’urgence  en  matière  de  protection  phytosanitaire) :

« Par dérogation à l’article 28 {relatif aux conditions légales d’autorisation de mise sur le marché et d’utilisation d’un produit phytopharmaceutique} et dans des circonstances particulières, un État membre peut autoriser, pour une période n’excédant pas cent vingt jours, la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue d’un usage limité et contrôlé, lorsqu’une telle mesure s’impose en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables. »

Bref, lorsqu’un pesticide n’est pas/plus autorisé au sein de l’Union Européenne, un Etat Membre peut, sous prétexte « d’urgence et d’absence d’alternatives », accorder une dérogation pour continuer à utiliser ce pesticide.

Normalement uniquement utilisées en cas d’urgence, ces dérogations au départ exceptionnelles sont devenues bien trop fréquentes, selon l’association Nature et Progrès. Selon le rapport de PAN Europe. Un total de 236 dérogations de ce type ont été accordées au cours de ces 4 dernières années (2019-2022), la répartition des dérogations par état membre étant affichée ci-dessous. Plusieurs articles disponibles sur butine.info (2018 & 2020) témoignent de l’utilisation de ces dérogations sur le sol belge.

Répartition du nombre de dérogation dans les états membres © Rapport PAN Europe

Les néonicotinoïdes

Historique et présentation des néonicotinoïdes

Les néonicotinoïdes apparaissent sur le marché dans les années 1990. Ce n’est que par la suite que des preuves scientifiques démontrent leurs effets néfastes sur la santé humaine, sur l’environnement et sur les abeilles. Agissant sur le système nerveux de ces dernières, ils contribuent à leur déclin tant constaté depuis quelques années par les apiculteurs. Ces insecticides sont fortement utilisés pour l’enrobage des semences de betteraves afin de lutter contre les insectes ravageurs de cette dernière. Bien que la culture de betterave ne soit pas mellifère, l’impact de l’utilisation de ces produits sur les abeilles n’est pas négligeable. En effet, les néonicotinoïdes persistent plusieurs années dans le sol et une culture mellifère succédant une culture traitée par néonicotinoïdes offre aux abeilles un nectar et un pollen toxique. Pour ces raisons, l’utilisation de 3 néonicotinoïdes en plein champs (clothianidine, thiaméthoxame et imidaclopride) est interdite par l’UE en 2018.

Les néonicotinoïdes et l’utilisation des dérogations

Parmi l’ensemble de dérogations accordées sur ces 4 dernières années, la moitié (47,5%) concernent les néonicotinoïdes (47,5%). En effet, certaines grosses firmes utilisent ce principe de dérogation pour déroger à l’interdiction de l’utilisation des néonicotinoïdes dans le cas de l’enrobage de semences ! L’autorisation de l’utilisation de ces produits suite à une dérogation octroyée en 2019 par l’État belge sur son territoire (pour l’enrobage des semences de betteraves sucrières) est le point de départ d’une poursuite en justice de l’État belge par PAN Europe, Nature & progrès Belgique ainsi qu’un apiculteur. Selon les dires de ces 3 acteurs, ils sont témoins «d’une utilisation abusive des dérogations afin de légaliser la création et l’utilisation des semences enrobées de néonicotinoïdes ».  Selon le rapport de PAN Europe « les États membres n’évaluent pas la nécessité de ces dérogations et leur conformité avec le droit européen, favorisant ainsi l’agrobusiness au détriment de la protection de la santé des citoyens et de l’environnement ».

Le 17 mars 2022, lors d’une audience à la Cour de justice de l’Union européenne, PAN Europe, Nature & Progrès et un apiculteur (les 3 entités étant représentées par la Cour belge) demandent à la Cour de justice de l’UE de clarifier le texte législatif permettant aux États membres d’obtenir des dérogations pour les PPP interdits en Europe. Dans ce cadre, les 5 questions préjudicielles suivantes sont envoyées par La Cour belge à la Cour de justice de l’UE en février 2021 :

1)      L’article 53 du règlement [no 1107/2009] doit-il être interprété comme permettant à un État membre d’accorder, dans certaines conditions, une autorisation relative au traitement, à la vente ou au semis de semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, l’article 53 [du règlement no 1107/2009] peut-il s’appliquer, dans certaines conditions, aux produits phytopharmaceutiques qui contiennent des substances actives dont la mise en vente ou l’usage sont restreints ou interdits sur le territoire de l’Union […] ?

3)      Les “circonstances particulières” exigées par l’article 53 du règlement [no 1107/2009] couvrent-elles des situations pour lesquelles la survenance d’un danger n’est pas certaine mais seulement plausible ?

4)      Les “circonstances particulières” exigées par l’article 53 du règlement [no 1107/2009] couvrent-elles des situations pour lesquelles la survenance d’un danger est prévisible, ordinaire et même cyclique ?

5)      L’expression “qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables” utilisée à l’article 53 du règlement [no 1107/2009] doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle accorde une égale importance, compte tenu des termes du considérant no 8 [de ce] règlement, d’une part, à la garantie d’un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement, et, d’autre part, à la préservation de la compétitivité de l’agriculture communautaire ? »

Les réponses de la cours de Justice européennes sont disponibles dans l’arrêt de la cours de justice européenne.

Actualité 

A la suite de l’étude du dossier, le Cour européenne de justice dépose un arrêt ce jeudi 19 Janvier 2023. Ce dernier affirme que le fait de prévoir des dérogations pour le traitement des semences avec un pesticide interdit et leur utilisation n’est pas conforme au droit européen. Selon la Cour européenne de justice, le fameux article 53 du règlement doit être interprété de manière à ce qu’il ne permette pas à un État membre d’autoriser la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue du traitement de semences, ainsi que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits, dès lors que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces mêmes produits ont été expressément interdites par un règlement d’exécution.

Plus précisément en ce qui concerne l’enrobage des semences de betteraves sucrières aux néonicotinoïdes, la Cour de justice déclare qu’ « aucune dérogation n’est plus possible à l’interdiction européenne des semences traitées aux néonicotinoïdes, y compris dans les circonstances exceptionnelles invoquées pour protéger les betteraves ». Pour Mr Hans Muilerman (en charge des produits chimiques à PAN Europe), « cette décision historique de la Cour de justice de l’UE met fin à 10 ans d’abus de la part des États membres, avec la bénédiction de la Commission européenne. Il rajoute également avec l’appui de Mr Marc Fischer (secrétaire général de Nature & Progrès Belgique) que cette décision contribuera à un environnement plus sain, plus accueillant pour l’entomofaune pollinisatrice et de manière générale plus sûr pour les citoyens de l’UE. Toujours selon Marc Fischer, ce jugement « montre que l’environnement et la santé comptent plus que les intérêts de certaines entreprises de sucre et de pesticides ! ». Enfin, Mr Antoine Bailleux (avocat en faveur des 3 acteurs) déclare que « Cet arrêt constitue un énorme pas en avant pour la préservation de la biodiversité en Europe. La Cour de justice a clairement indiqué que les pesticides interdits au niveau de l’UE pour des raisons sanitaires ou environnementales ne peuvent être introduites par des moyens détournés au niveau des États membres, ce qui était devenu une pratique courante. Elle a également confirmé que la protection de la santé et de l’environnement l’emporte sur l’objectif d’amélioration de la production végétale. »

Décryptage signé: Doriane Alberico et Victor Herman pour le CARI