
Ce 15 juillet 2025, une table ronde a réuni des scientifiques, des décideurs politiques et des parties prenantes autour d’un constat : le manque urgent de protection des abeilles et autres arthropodes vitaux en Europe face aux pesticides. Selon les scientifiques présents, les insectes subissent un déclin généralisé très inquiétant, celui-ci étant lié à plusieurs facteurs. Cette table ronde structurée en deux sessions avait donc pour but d’entamer une discussion afin de réaliser un état des lieux de la situation et d’envisager des actions concrètes à mettre en place, notamment au niveau de la législation, pour réduire drastiquement l’usage de ces substances.
Première session : État des lieux de la protection des abeilles dans l’Union Européenne

1. Comment les pesticides amplifient les autres facteurs de stress des pollinisateurs.
– Dr. Alexandre Barraud (Pollinis)
Dr. Barraud a réalisé une étude sur l’évaluation des risques qui sous-estimeraient les menaces que représentent les pesticides pour les abeilles sauvages. Il a donc illustré les conséquences de plusieurs facteurs isolés ou combinés (‘effet cocktail‘) sur le bon développement des pollinisateurs à partir des chiffres issus de cette étude :
- Une faible densité florale cumulée à l’utilisation d’imidaclopride (un néonicotinoïde) engendre un taux de réduction de 10 à 42% de la reproduction chez Osmia lignaria.
- Uniquement sous pesticide : – 10%
- Uniquement une nourriture peu dense : – 26%
- Les deux cumulés ou effet cocktail : – 42%
- Une faible densité florale cumulée à l’utilisation de néonicotinoïdes engendre un taux de réduction de la longévité de 50 à 60% chez Apis mellifera.
- Uniquement sous pesticide : – 50%
- Uniquement une nourriture peu dense : – 48%
- Les deux cumulés ou effet cocktail : – 60%
L’étude réalisée par Dr. Barraud, analysant l’impact des interactions entre divers paramètres, est disponible en suivant ce lien. Selon lui, « afin d’obtenir une estimation plus réaliste (des menaces pour les abeilles sauvages), l’évaluation des risques liés aux pesticides doit inclure ces interactions » .

2. Pollinisation et santé des pollinisateurs dans les paysages agricoles
– Prof. Mark J F Brown (Coordinateur)
& Dr. Jessica Knapp (Autrice)
Le professeur Brown a démarré sa présentation en exposant les nombreuses menaces auxquelles font face les abeilles. Selon lui, les produits de l’agrochimie sont l’un des facteurs potentiels du déclin qu’elles subissent. Son propos se base notamment sur des études qui démontrent l’impact négatif de ces produits, comme le projet PoshBee.

PoshBee est un projet de recherche financé par l’Union Européenne sur la période 2018-2023. Il réunissait des universitaires, des organisations gouvernementales, des entreprises et des ONG afin de se pencher sur la question de l’impact des produits agrochimiques sur les abeilles. L’objectif était de fournir une évaluation complète des risques d’exposition aux produits ainsi que l’effet combiné à la présence de pathogènes et de stress nutritionnel.
Lors de ce projet, les chercheurs ont observé que les pollinisateurs étaient exposés à diverses échelles de toxicité des pesticides et que l’impact différait selon leur mode de vie. Le projet s’est finalement concentré sur l’étude de populations de bourdons, considérés comme résilients et dont le mode de vie est à mi-chemin entre celui des abeilles mellifères et des abeilles solitaires. Les analyses ont ainsi révélé des traces de pesticide dans le pollen récolté par les bourdons : sur un total de 27 échantillons, pas moins de 8 pesticides différents ont été identifiés.

Le projet a pu évaluer le risque d’exposition à chaque pesticide en définissant un ratio qui tient compte de la quantité et de la toxicité du pesticide rapporté par les bourdons depuis une zone. L’ensemble des données relatives au projet sont disponibles via ce lien (en anglais).
L’intérêt d’un tel projet réside dans la collecte d’un grand nombre de données de terrain. Ce sont elles qui permettront de définir les mesures de protection des pollinisateurs à mettre en place.

3. La saga du document d’orientation sur les abeilles (Bee Guidance); 12 ans plus tard, toujours pas de mise en œuvre
– Mme Noa Simon (Beelife)
Madame Simon a concentré sa présentation sur le cadre juridique entourant les produits agrochimiques. Elle a notamment retracé tout l’historique des décisions politiques et de l’avancée de l’EFSA depuis 2013 concernant les modalités pratiques liées aux mesures d’évaluation des risques pour les abeilles face aux pesticides :

Selon elle, différentes leçons peuvent être tirées de ce long travail :
- L’importance du rôle des acteurs de terrains comme les apiculteurs, soutenus par les scientifiques et les ONG, pour alerter les différentes instances concernées par l’élaboration des mesures d’évaluation des menaces pour les abeilles ;
- Le temps de prise de décisions relativement long entre les observations et le développement de mesures concrètes ;
- Un système peu flexible et réticent face aux lanceurs d’alerte ;
- La séparation légale entre l’autorisation et l’usage de pesticides. Par exemple, les risques liés aux néonicotinoïdes sont évalués sur base de leur rôle en tant que produit phytosanitaire et non en tant que biocide. Or, ces substances sont utilisées dans les deux cas…

4. L’abus des dérogations concernant les néonicotinoïdes en Roumanie
– M. Constantin Dobrescu (Romapis)
Monsieur Dobrescu a commencé par rappeler l’historique des dérogations en Roumanie. En 2013, le Commission Européenne suspendait les autorisations liés à 3 néonicotinoïdes. Pourtant, dès 2014, les demandes de dérogations auprès du Ministre de l’Agriculture Roumain pour l’enrobage de certaines semences n’ont fait qu’augmenter, notamment à la demande des grandes fermes agricoles. Ces dérogations ont persisté, même après la déclaration officielle de la Cour de Justice de l’Union Européenne en 2023 qui jugeait ces dérogations comme illégales.
En 2025, à la suite d’une action intentée contre le ministère de l’agriculture notamment par ROMAPIS, certaines dérogations accordées en 2024 pour le traitement de semences ont été suspendues par les tribunaux. Si cette action constitue une petite victoire pour les associations qui l’ont portée, Constantin Dobrescu a poursuit sa présentation en continuant d’alerter sur la situation agricole en Roumanie.

Comme l’illustre le tableau ci-dessus, 0,5% des agriculteurs roumains gèrent 47,8% des terres agricoles. Ces agriculteurs possèdent des exploitations de très grande taille. Les petits et moyens agriculteurs possèdent le reste des terres agricoles, soit 52,2%. Or, ces derniers n’ont jamais utilisé de néonicotinoïdes mais subissent les effets toxiques de l’utilisation de semences traitées aux néonicotinoïdes sur de grandes parcelles situées à proximité.
Depuis 11 ans, le Ministre de l’Agriculture en Roumanie a accordé un total de 55 dérogations pour l’utilisation de néonicotinoïdes. Il semble ainsi que la voix de la majorité des agriculteurs roumains (y compris les apiculteurs) n’a jamais été prise en considération face à ces nombreuses dérogations.
Selon Constantin Dobrescu, « ces dérogations sont antidémocratiques, dévastatrices pour la nature et dangereuses pour la population. La population roumaine y est fortement opposée. L’Union Européenne ne devrait pas toléré une telle situation au sein même de sa juridiction (…) Nous ne pouvons plus permettre que cela se produise » .
Deuxième session : Protéger les insectes, sauver la biodiversité!

5. Les arthropodes et leurs services à l’agriculture et aux écosystèmes
– Prof. Dave Goulson (Université de Sussex)
Le professeur Goulson a rappelé le rôle important que jouent les arthropodes dans notre système agricole. Le déclin qu’ils subissent signifie également un déclin de la faune prédatrice de ces insectes ainsi qu’une réduction colossale du choix des aliments disponibles dans les rayons comme l’illustrent les deux images ci-dessous :


Ainsi, près de 75% de nos aliments ne seraient plus produits sans l’aide des pollinisateurs. Selon lui, tous les facteurs impliqués dans le déclin des populations d’insectes devront être pris en compte pour définir les futures régulations de protection.

6. Activités en cours à l’EFSA axées sur la protection de la biodiversité
– M. Tobin Robinson (EFSA)
L’EFSA est l’agence de la sécurité et des aliments en Europe qui développe des outils comme des guides d’orientation décrivant la méthodologie, les conséquences et les types de données nécessaires pour lancer des recherches ciblées sur des thématiques variées.
Il nous explique que le guide d’orientation actuellement en place date de 2002. Pourtant, la science a fortement évolué depuis. De ce fait, de nouvelles recherches ont été mises en place mais séparées en 4 guides. Or, cette séparation ne semble pas pertinente étant donné les interactions des divers groupes étudiées. Il semblerait bien plus pertinent de considérer ces 4 guides comme un ensemble.
Le premier guide établit par l’EFSA est celui concernant l’évaluation des risques pour les abeilles (BeeGuidance), dont les descriptions sont bien détaillées mais n’ont jamais été implémentées. Les 3 autres guides existent mais leurs rédaction et mise à jour sont toujours en cours. Une première partie du BeeGuidance sera partagée concernant le plan de fabrication du guide contenant la stratégie, les preuves ainsi que la méthodologie choisie.

7. Révision de l’évaluation des risques des pesticides pour les arthropodes non ciblés : quelques questions clés
– Dr. Barbara Berardi Tadié (PAN Europe)
Selon Dr. Barbara Berardi, la régulation actuelle n’est pas suffisamment effective pour déterminer le risque sur les organismes non-ciblés comme les arthropodes.
Elle a notamment mis en évidence 3 points faibles de ces régulations :
- Le niveau de protection général mis en place est trop bas par rapport aux conséquences observées ;
- Des conflits d’intérêts persistent entre les sponsors qui financent les recherches menées. Certaines industries financent les recherches pour orienter les résultats dans leur sens ;
- Une mauvaise représentation de la dynamique d’un écosystème a été définie, par le biais des services écosystémiques*. Le fait de donner une valeur économique à un service écosystémique traduit uniquement l’intérêt financier et non l’intérêt et l’importance réels des interactions qui régissent la Nature. Au contraire, cela classifie les interactions sous une « échelle d’importance » déterminée par un intérêt financier, en valorisant certains échanges et en minimisant d’autres pourtant essentiels à l’équilibre des populations d’un écosystème.
*Pour rappel, un service écosystémique est défini comme un service fourni par un écosystème et dont les humains dépendent.
Conclusion
Les insectes subissent actuellement un déclin très important et l’ensemble de la communauté scientifique s’accorde sur les conséquences négatives de ce phénomène pour notre agriculture et notre environnement. Ce déclin est lié à plusieurs facteurs et leur « effet cocktail » n’est pas encore suffisamment pris en considération.
Cette table ronde fut très riche en informations. Chaque intervention a permis d’approfondir la thématique du déclin des pollinisateurs, en apportant des visions différentes mais complémentaires. Tous les acteurs présents se sont finalement rejoint sur un point : La recherche scientifique nécessite toujours plus d’avancement et de données afin d’orienter au mieux les décisions politiques concernant la protection des pollinisateurs. Sans la recherche, l’amélioration de la protection de l’environnement dans son ensemble semble compromise…
PS : Les supports de présentation et l’enregistrement de la discussion sont désormais disponibles sur leur site.