« La première grande source de dépense énergétique en agriculture est venue des fertilisants dès le début du 20ième siècle. L’une des plus importantes inventions du siècle fut sans aucun doute la méthode pour convertir l’azote atmosphérique en ammoniaque (et donc en fertilisant). Cette méthode, inventée par deux allemands et brevetée par BASF, appelée le processus Haber-Bosch, produit de grandes quantités de fertilisants azotés à partir de gaz naturel et d’azote atmosphérique (Smil 2011). C’était le moteur de la révolution verte. Sans la disponibilité d’engrais azoté produit par ce procédé industriel, l’énorme augmentation de la production alimentaire au cours du siècle passé, et donc l’augmentation de la population mondiale qui a suivi, n’aurait tout simplement pas été possible (Gruber et Galloway 2008).
Le gaz naturel et le pétrole servent aussi à produire des pesticides et des herbicides, ainsi qu’à faire tourner les machines, les tracteurs et l’irrigation. Plus généralement, les exploitations agricoles consomment de l’énergie directe (fioul, électricité, gaz naturel) et de l’énergie indirecte (énergie nécessaire à la fabrication et au transport des intrants). Mais c’est l’ensemble qu’il faut compter dans le bilan. La production agricole industrielle est donc fortement dépendante des énergies fossiles pour la fabrication d’engrais de synthèse, pour la fabrication de pesticides de synthèse et pour la mécanisation. »
C’est ainsi que Pablo Servigne, ingénieur agronome de Gembloux Agro-Bio Tech et docteur en sciences de l’ULB, s’exprime dans un rapport rédigé en 2012 présentant des pistes bien documentées pour une agriculture moins dépendante aux énergies fossiles et donc plus résiliente.
Sachant une telle dépendance de la production agricole aux énergies fossiles, comment comprendre la décision de la Commission européenne de repousser les objectifs de réduction de l’utilisation de pesticides chimiques qui sont au cœur de la stratégie du Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) ? La Commission devait fixer aujourd’hui 23 mars le cadre législatif pour réduire de 50 % les pesticides à l’échelle de l’Union européenne d’ici à 2030.
Le prétexte à ce recul est la guerre en Ukraine. Les marchés financiers s’affolent et les médias relaient l’affolement : la Russie et l’Ukraine représentent 30% des exportations mondiales de blé. La Russie exporte 75 millions de tonnes de blé et l’Ukraine 33 millions.
Etc. Etc. Etc.
Emmanuel Macron est le porte-flambeau de cette position de recul. Le président-candidat à sa réélection parle d’une « indépendance agricole, industrielle et créative », mots qui sonnent plus comme un hymne à l’économie à tout prix que comme une ode au progrès. CropLife Europe, le lobby de l’industrie des pesticides, se défend d’avoir instrumentalisé la situation géopolitique mais ne cache pas son enthousiasme face à ce revirement de situation.
Gestion de crise? Instrumentalisation de la peur ? Les énergies fossiles ne constituent-elles pas également une dépendance dangereuse qui pourrait avoir des conséquences sur la production alimentaire ? A ne vouloir gérer que les crises, sans ambition à long terme, les dangers risquent de se multiplier, faisant de la gestion de crise une règle politique. Quant à nous, nous voici face aux espoirs déçus. Nous persistons à penser qu’une transition vers un système de production plus sain et plus indépendant des énergies fossiles et des intrants chimiques est la solution d’avenir et le seul moyen d’aborder la situation d’aujourd’hui.